Zohra al-Koubia est la fondatrice et la présidente du Forum des femmes au Rif, association qui, en une décennie, a accompli un changement significatif des perceptions des femmes, de leurs droits et de leur rôle au sein de leur société, au nord du Maroc. Il faut dire que d’une certaine manière, aussi bien les circonstances personnelles de celle-ci que ses expériences professionnelles l’ont préparée à jouer ce rôle. À ce propos, rappelons qu’al-Koubia est née en 1967, au sein d’une famille paysanne, dans le douar des Aït Hicham, au cœur des montagnes du Rif. Comme son père croit à l’éducation des filles, celle-ci a été scolarisée, contrairement à la majorité des fillettes de son village. D’ores et déjà à l’école primaire, al-Koubia flaire qu’une intersection de facteurs contribue à la marginalisation des femmes rurales. En effet, si dans les campagnes, l’éducation reste un luxe que peu de familles peuvent offrir à leurs enfants en général, l’éducation des filles en particulier est perçue comme une dépense superflue. Selon les croyances sociales patriarcales, celles-ci seraient nées pour fonder une famille ; et donc, nul besoin d’apprendre à lire et à écrire pour ultimement puiser l’eau, faire la cuisine et élever les enfants. Ceci explique que les quelques filles qui accèdent à l’éducation, demeurent assujetties aux travaux agricoles et domestiques. Al-Koubia par exemple étudie tout en travaillant. Ceci explique également l’absence d’établissement scolaire secondaire pour filles à Aït Hicham. D’ailleurs, comme les pères qui acceptent d’envoyer leurs filles étudier dans la ville la plus proche sont rares, al-Koubia part seule à al-Hoceima.
Désormais, à peine arrivée à l’internat des filles à al-Hoceima, Zohra al-Koubia s’initie à la politique. Rappelons qu’en 1984, suite à l’augmentation des prix des denrées de première nécessité, le Maroc est secoué un peu partout par des émeutes populaires. Or loin de déboucher sur des réformes économiques et sociales, ces émeutes donnent lieu à des arrestations et à des procès de masse. Coupables d’avoir osé rêver d’un lendemain meilleur, de nombreux étudiants d’al-Hoceima se voient condamnés à des décennies de prison. Cela va sans dire que ce contexte politique marque le milieu estudiantin de la région. Bien que l’Union des étudiants marocains (l’UNEM) soit dissoute, les étudiants se mobilisent, exigeant des réformes sociales, politiques et éducatives. Donc, c’est lors de ces réunions étudiantes que la conscience politique d’al-Koubia se forge. De plus, inspirée par une certaine littérature marxiste féministe, celle-ci lie de façon définitive l’avènement de la démocratie à l’émancipation des femmes.
Aussi, quand Zohra al-Koubia quitte al-Hoceima en 1988, pour aller étudier à l’Université Mohammed I, à Oudja, elle devient membre du Comité des femmes dans cette institution. Chemin faisant, elle mobilise les étudiantes au sein de l’université, organise des réunions, et mène des manifestations. Mais sans tarder, elle est expulsée des résidences universitaires, pour incitation au désordre public. Contrainte de se loger hors campus, elle connaît des difficultés financières. Cependant, elle parvient à poursuivre ses études ainsi que ses engagements auprès du Comité des femmes.
Après avoir obtenu une licence en économie en 1994, Zohra al-Koubia part étudier, cette fois-ci à Rabat. Une fois sur place, elle se rend à l’évidence : elle n’a pas les moyens de faire un deuxième cycle, comme elle le souhaitait. Elle rejoint alors le monde du travail, d’abord à Rabat, ensuite à Tanger. Si son emploi lui permet d’être autonome, il lui permet du même coup de militer avec les travailleuses des industries de la capitale, au sein de l’Union marocaine du travail (UMT). Mentionnons ici, que ce sont ces femmes qui ont réalisé une grande victoire à Rabat, en 1995. Pour la première fois de l’histoire politique du Maroc, des ouvrières se mobilisent, font la grève et portent plainte pour harcèlement sexuel.
Toutefois, cette victoire tourne court, du moins pour les ouvrières de Tanger. Comme la mobilisation croissante des travailleuses gêne les intérêts financiers des investisseurs étrangers, il y a eu un réseautage entre le patronat, les autorités gouvernementales et les membres exécutifs du bureau syndical. Conséquemment, non seulement le comité des femmes a été dissous en 1997, mais aussi les ouvrières syndiquées ont été à la fois licenciées et inscrites sur la liste noire du patronat. Autrement dit, d’un côté, sans emploi, les ouvrières licenciées ne peuvent plus adhérer au syndicat de l’UMT ; et de l’autre, étant sur la liste noire du patronat, elles ne sont plus «embauchables» dans le secteur privé. Déçue par la trahison des membres exécutifs du syndicat, Zohra al-Koubia quitte son emploi à Tanger, en mai 1997.
De retour à al-Hoceima, Zohra al-Koubia travaille avec Oxfam-Québec, dans le cadre d’un projet d’approvisionnement en eau potable des campagnes de cette ville. Comme cette organisation adopte une approche participative dans ses projets de développement, al-Koubia vit trois jours avec les femmes des campagnes reculées du Rif, pour recueillir leurs témoignages, dont en premier lieu leurs besoins en eau. Or, ce retour au bercail s’avère très stimulant pour notre militante. Al-Koubia a eu l’idée de fonder une association de femmes à al-Hoceima, qui serait avant tout un lieu de rencontre pour les femmes, parce que dans cette petite ville, ces dernières n’ont pas accès à l’espace public : les cafés et les restaurants sont fréquentés uniquement par les hommes.
Désormais, en juillet 1998, Zohra al-Koubia fonde, et préside le Forum des femmes au Rif. Comme il s’agit d’une première à al-Hoceima, notre militante et son équipe se lancent dans une double campagne de conscientisation. D’une part, elles font du porte-à-porte, pour informer les femmes des nombreux services que l’organisation offre, dont les cours d’alphabétisation, les formations professionnelles, l’aide pour la création de coopérative et/ou de micro entreprise féminine, la planification familiale, les soins gynécologiques, l’éducation en matière de maladies sexuellement transmissibles, un centre d’écoute pour les femmes victimes de violence, et l’aide et l’accompagnement juridiques. D’autre part, notre militante et son équipe offrent des formations aux fonctionnaires de l’État et aux membres de la société civile. Ce faisant, elles leur font connaître l’approche genre, la spécificité des besoins des femmes et les normes internationales relatives aux droits fondamentaux de ces dernières. Par ailleurs, dans le cadre des révolutions arabes et amazighes, al-Koubia et son équipe œuvrent entre autres pour l’avènement de changements constitutionnels qui garantiraient aux femmes le plein exercice de leurs droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels.
Le Forum des femmes au Rif a contribué de façon significative au changement des mentalités qui portent sur les femmes, leurs droits et les rapports entre les genres dans la région du Rif.
Source :
Je remercie Mme Zohra al-Koubia pour les longues entrevues téléphoniques qu’elle m’a accordées. Pour de plus amples informations, contacter koubia@hotmail.com