Between Feminism and Islam de la sociologue et militante féministe Zakia Salime représente une œuvre novatrice dans le domaine des études portant sur le féminisme marocain à plusieurs égards. En premier lieu, en se consacrant au mouvement féministe contemporain au Maroc, la monographie de Salime pallie au manque d’études dans ce domaine. En effet, rares sont les études qui se sont intéressées aux mouvements féministes au Maroc. De plus, celles qui l’ont fait jusqu’à présent se contentent en général de citer chronologiquement les activités marquantes de ces mouvements.
En second lieu, en adoptant une méthodologie qui transcende les oppositions sémiotiques courantes entre féministe/antiféministe, moderne/antimoderne et laïque/religieux, la monographie de Salime apporte une lecture nouvelle des mouvements des femmes dans le Maroc contemporain. Rappelons que les études passées dans le domaine ont tendance à opposer au mouvement féministe le mouvement des femmes islamistes. Cette opposition paraît d’autant plus légitime que les féministes œuvrent pour la promotion et la mise en œuvre des traités internationaux relatifs à la protection des droits fondamentaux des femmes sur le plan interne, tandis que les femmes islamistes dénoncent l’impérialisme culturel du droit international, et revendiquent par conséquent l’application de la charia (la loi islamique) à l’intérieur des frontières nationales. Dès lors, le mouvement féministe et le mouvement des femmes islamistes semblent irrémédiablement antagonistes. C’est là où réside le tour de force de la monographie de Salime, et donc sa contribution principale : l’auteure a étudié ces deux mouvements de façon relationnelle, et non comparative.
En analysant les échanges et interactions complexes entre ces deux mouvements, Salime a pu mettre en exergue l’interdépendance de leurs trajectoires ainsi que leurs impacts respectifs sur les politiques étatiques relatives aux genres et sur les débats publics portant sur les droits des femmes. En effet, par les biais des entrevues, des recherches archivales, de l’observation participante et de l’analyse du discours, l’auteure montre que les échanges et interactions entre ces deux mouvements ont donné lieu à une double dynamique : celle de la féminisation du mouvement islamiste, et inversement celle de l’islamisation du mouvement féministe. S’il est généralement admis au sein des chercheurs dans le domaine que la Campagne d’un million de signatures a donné naissance au mouvement féministe autonome au Maroc, Salime souligne à juste titre qu’il s’agit là d’une lecture partielle des conséquences de cette Campagne, puisque cette Campagne a également donné naissance au mouvement des femmes islamistes. À ce propos, l’auteure rappelle que c’est suite à cet événement que les femmes islamistes se sont mobilisées, et se sont positionnées par rapport au féminisme global, tout comme elles se sont positionnées par rapport à leur marginalisation au sein des organisations islamistes largement dominées par les hommes. La conséquence immédiate de cette mobilisation est précisément la féminisation massive des formations islamistes.
Mais si les activités féministes exercent une influence sur les activités du mouvement des femmes islamistes, les activités de ces dernières ont à leur tour un impact sur le mouvement féministe. Contrairement aux croyances populaires selon lesquelles les féministes seraient occidentalisées, et donc coupées de leur réalité religio-culturelle, les recherches menées par Salime montrent que ces dernières entretiennent plutôt un dialogue permanent et lucide avec leur réalité quotidienne. Par exemple, les féministes se sont livrées à une réflexion autocritique suite à la marche islamiste de Casablanca de l’an 2000. Il en résulte que ce mouvement a révisé son approche militante. Désormais, tout en continuant à adhérer aux discours des droits universels et des traités et conventions internationaux relatifs à la protection des droits humains des femmes, les féministes ont entre autres réinterprété les préceptes de la loi islamique de sorte qu’il y ait compatibilité entre cette loi et le droit international des droits humains. En d’autres mots, le mouvement féministe adopte également un discours religieux, dans le but de faire «du militantisme par en bas». C’est ce que Salime qualifie d’islamisation du mouvement féministe.
En dernier lieu, en inscrivant les échanges et interactions entre le mouvement féministe et le mouvement des femmes islamistes dans les conjonctures politiques de leur temps, la monographie de Salime réussit à montrer que les mouvements des femmes sont forcément des mouvements politiques. Donc, ils entretiennent des échanges et interactions complexes avec les principaux acteurs de la scène politique. Par exemple, lors des attentats islamistes de Casablanca de 2003, le mouvement féministe apparaît comme un double agent de la modernité et de la démocratie, et par conséquent il devient le rempart privilégié contre la menace de l’islamisme radical. Certes, grâce à cette conjoncture politique, les féministes ont vu l’une de leurs requêtes principales s’exaucer, à savoir la réforme du Code de la famille. Toutefois, cette avancée en matière des droits humains des femmes dissimule une instrumentalisation politique de la cause féminine/ste. D’une part, l’institution monarchique semble imposer le féminisme par en haut, quand en fait le mouvement féministe œuvre depuis des décennies pour réformer le statut juridique des femmes. D’autre part, via la réforme du Code de la famille, l’institution monarchique semble adhérer aux appels internationaux de démocratisation dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, sans se livrer à de véritables changements dans les structures du pouvoir.
En proposant une lecture interdépendante des activités du mouvement féministe et celles du mouvement des femmes islamistes, Salime réussit à faire une contribution importante aux études portant sur le féminisme marocain. Mais au-delà, cette monographie intéresserait également les chercheurs, professeurs et étudiants dans plusieurs domaines, notamment les études portant sur les femmes et le genre, les études portant sur les mouvements islamistes, et les études portant sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord contemporains.