Sitt al-Muluk est une femme soufie, qui a été vénérée par les saints et savants de son époque.
Le cas de la sainte Sitt al-Muluk soulève avec acuité la question de savoir jusqu’à quel degré l’historien contemporain peut récupérer des faits passés qui n’ont été que partiellement couverts par les historiens de l’époque concernée. En effet, s’il n’y a pas de doute que Sitt al-Muluk a existé, on ignore presque tout de sa vie et de son cheminement spirituel. Néanmoins, son cas vaut la peine d’être rapporté : parmi d’autres, Sitt al-Muluk est un exemple de la philosophie égalitaire du soufisme. Rappelons à cet égard que selon cette philosophie, la sainteté peut-être attribuée autant à une femme qu’à un homme. Ce faisant, pour devenir «ami-e de Dieu,» il faut emprunter la voie qui mène à l’union avec Lui, en renonçant aux futilités du monde profane. Comme l’égo est la principale entrave à cette union, toute personne en quête est appelée à pratiquer la contemplation, l’intériorisation et une prise de conscience de plus en plus élevée. Une fois l’égo annihilé, la personne en quête connaît l’ivresse spirituelle, c’est-à-dire elle accède à la conscience de la présence de l’action de Dieu. Donc, ce cheminement est asexué.
Si le soufisme est une philosophie, il est également un courant ésotérique et initiatique. Autrement dit, toute personne en quête d’union avec Dieu devient disciple d’un maître, qui a lui-même emprunté la voie avec l’aide d’un autre maître. Aussi, Sitt al-Muluk a eu pour maître spirituel Abu Yusuf al-Dahmani (? – 1224). D’ailleurs, cette dernière est l’unique disciple que les hagiographes lui connaissent. Encore une fois, soulignons le caractère égalitaire du soufisme. En effet, s’il n’y a pas de réponse à des questions clés concernant les circonstances de l’initiation de Sitt al-Muluk, il n’en demeure pas moins que durant l’Islam médiéval, une femme a eu la possibilité d’être initiée par un maître spirituel de renommée, de plus enseignant à Mahdiyya ensuite à Qayrawan, en Tunisie actuelle.
Un autre fait, tout aussi intriguant, est que Sitt al-Muluk a quitté le Maghreb, en compagnie de son maître spirituel, pour aller visiter Jérusalem. D’où vient-elle ? On l’ignore. Le seul auteur de son époque qui l’a mentionnée, à savoir le soufi égyptien Safi al-Din Ibn l-Mansur (1198-1283), la qualifie de « maghribiya» (maghrébine,) sans préciser toutefois le lieu de son bercail. Quoi qu’il en soit, Sitt al-Muluk jouit de la liberté de mouvement, et a pu voyager avec un homme autre qu’un membre de sa famille. C’est d’ailleurs à Jérusalem que cette dernière rencontre son conjoint et frère spirituel le grand cheikh Ali Ibn Gulays al-Yamani (d. 1202 ?). En effet, d’après les dires de ce saint, il se trouvait dans l’enceinte sacrée de Haram al-Maqdis (le temple de Jérusalem,) quand il a vu un faisceau lumineux descendre vers l’une des coupoles du Haram. Intrigué, il se dirige vers le lieu, pour découvrir que la lumière en question englobe Sitt al-Muluk qui était alors fort absorbée à prier. Sans tarder, Ibn Gulays al-Yamani demande sa main, avec l’intention de devenir son frère spirituel. Sitt al-Muluk accepte.
En ce qui nous concerne, cet événement est significatif pour deux raisons. D’une part, il confirme l’entière autonomie de Sitt al-Muluk : c’est à elle seule qu’incombe la décision de se marier ou pas. D’autre part, il indique que celle-ci est porteuse de la karama, c’est-à-dire du charisme, de la grâce divine, du fait miraculeux et du pouvoir initiatique. En fait, la lumière qui émane d’elle en est à peine une manifestation extérieure.
Ici mentionnons que dans l’ouvrage qu’il consacre au soufisme en Égypte et en partie au Maghreb, l’hagiographe Safi al-Din Ibn l-Mansur relate les karamat des saints, et non leur biographie. Il faut croire qu’aux yeux d’un soufi, les faits et données concrets, tels qu’une date et lieu de naissance, palissent devant les accomplissements spirituels des saints. Aussi, il rapporte deux événements extraordinaires que Sitt al-Muluk lui a racontés. Le premier est survenu quand Ibn Gulays, conjoint de Sitt al-Muluk, lui confie une aiguière en céramique, avant de partir pour un voyage à Damas. Sitt al-Muluk la place sur une étagère. Un jour, sans que quiconque ne la touche, l’aiguière éclate en morceaux. Surprise, Sitt al-Muluk invoque Dieu, met les morceaux dans un linge, et note la date de l’incident. Quelques jours plus tard, elle apprend que le cheikh Ibn Gulays est décédé à Damas, à l’instant précis où l’aiguière s’était brisée. Le deuxième événement est survenu lors du premier croissant d’un mois de Ramadan. En effet, la vue de la lune naissante inspire à Sitt al-Muluk le désir de connaître pleinement laylat al-qadr (Nuit du destin,) nuit où le Coran a été révélé. Cette nuit-là, Sitt al-Muluk a été traversée par des lumières divines, au point où ces lumières jaillissent de ses yeux, et que leur force est telle que Sitt al-Muluk a passé la nuit à implorer Dieu.
En relatant ces événements qui rompent avec le cours habituel des choses (kharq al-adat,) l’hagiographe Ibn l-Mansur souligne les manifestations extérieures de la sainteté de Sitt al-Muluk. Aussi, il ne manque pas de préciser que les grands saints et savants viennent la voir, et lui témoignent un profond respect. D’ailleurs, le respect dont jouit Sitt al-Muluk est immédiatement perceptible par le titre honorifique de «Sitt» qui lui est attribué.
Sources :
Elizabeth W. Fernea & Basima Bezirgran eds., Middle Eastern Women Speak, (Texas : University of Texas Press, 1977), 37-39.
John Renard ed., Windows on the House of Islam, Muslim Sources on Spirituality and Religious Life (Berkeley : University of California Press, 1998), 137-138. (Il reprend Ibn Zafir.)
Safi al-Din Ibn Abi L-Mansur Ibn Zafir, La Risala, biographies des maîtres spirituels connus par un cheikh égyptien du 13ème, texte arabe et trad. Denis Gril (Caire : Institut Français d’archéologie orientale du Caire, 1986), 89-90 (du texte arabe.)
Yusuf Ben Ismail An-Nabhani, Jami’ karamat al-awliya (Misr : Mustfa al-Babi al-Halabi wa Awlad misr,1962), vol. 2, 88. (Il reprend Ibn Zafir.)