Sahar Bazzaz, Forgotten Saints, History, Power and Politics in the Making of Modern Morocco, (Cambridge: Harvard Center for Middle Eastern Studies, 2010).
En étudiant la biographie du chérif (saint et mystique) Mohamed al-Kattani dans sa monographie «Forgotten Saints, History, Power and Politics in the Making of Modern Morocco», l’historien Sahar Bazzar fait un apport majeur à l’histoire du Maroc politique précolonial, aux études qui portent sur le nationalisme et l’anticolonialisme, et enfin à l’historiographie nationaliste où la politique détermine souvent le contenu de l’Histoire.
En premier lieu, la monographie de Bazzar a le mérite de combler un vide dans l’histoire du Maroc politique précolonial. En effet, bien que le chérif Mohamed al-Kattani ait joué un rôle politique important dans la société marocaine de la fin du 19ème siècle, l’histoire classique l’ignore encore. Pourtant, al-Kattani a marqué son temps, et bien au-delà de Fès, sa ville natale. Percevant clairement le danger de la domination européenne qui pèse sur le Maroc, al-Kattani quitte sa vie d’ascète, et s’engage dans l’activisme politique. Ce faisant, il appelle au tajdid (renouveau islamique) et à la résistance contre toute forme de domination extérieure. Aussi, il élabore un projet d’un nouvel ordre politique où l’allégeance du sultan oblige ce dernier entre autres à consulter les oulamas (théologiens) et des conseillers marocains avant toute prise de décision politique.
Aussi, quand le sultan Abd al-Hafiz contacte al-Kattani pour l’aider à accéder au trône, ce dernier mobilise les foules pour cette fin, avec l’entente que le sultan respecte les conditions du projet du nouvel ordre politique. Cependant, une fois au pouvoir, en 1909, le sultan Abd al-Hafiz réserve une mort violente au chérif. De plus, il le fait enterrer dans une tombe anonyme. Or, sans structure identifiant la dernière demeure du mystique, ses disciples et suivants n’ont aucun lieu pour se recueillir, en se remémorant le saint homme. Autrement dit, le sultan Abd al-Hafiz condamne al-Kattani à l’oubli. Cela va sans dire que ce verdict implicite s’est également traduit par une marginalisation d’al-Kattani dans l’histoire nationaliste précoloniale.
Donc, en second lieu, la monographie de Bazzar fait un apport majeur aux études qui portent sur le nationalisme et l’anticolonialisme. En effet, les universitaires caractérisent généralement la période précoloniale au Maroc, soit de 1860 à 1912, comme une période de réformes et d’initiatives de modernisation menées principalement par le makhzen (le gouvernement marocain), dans sa volonté de résister à la domination européenne. Inversement, les doctrines et institutions traditionnelles apparaissent comme un obstacle à ces réformes et efforts de modernisation. Or, le travail original de Bazzar découvre le rôle important qu’a joué le mysticisme musulman dans le développement du nationalisme et de la modernité politique. En utilisant les doctrines et institutions du soufisme, al-Kattani par exemple a mobilisé autour de la question nationale une foule de Marocains, appartenant à diverses classes sociales, et habitant différentes régions du Maroc. Néanmoins, comme explique l’historien, pour produire une histoire linéaire et incontestée, il s’avère nécessaire de faire taire les récits qui ne concordent pas avec cette version historique. Par conséquent, au Maroc, comme dans de nombreuses sociétés postcoloniales, l’histoire est intimement liée aux politiques du nationalisme.
En dernier lieu, la monographie de Bazzar fait un apport majeur à l’historiographie nationaliste où il y a interférence entre la politique et les récits historiques. Ainsi, Bazzar s’interroge sur les raisons qui font qu’une figure aussi importante que celle d’al-Kattani est toujours absente de l’histoire du nationalisme marocain. De plus, il soulève la question en quoi la connaissance de cette histoire changerait notre perception du Maroc précolonial. Enfin, il admet que l’ultime question est la suivante : que nous dit la marginalisation historiographique d’al-Kattani sur la relation entre l’histoire et la politique dans le Maroc postcolonial contemporain ?
En puisant ses informations dans des sources arabes inédites, Bazzar a réussi non seulement à sauver de l’oubli une partie de l’histoire précoloniale marocaine, mais aussi à remettre en question des perceptions erronées du nationalisme durant cette période. Certes, c’est un lieu commun de dire que les vainqueurs écrivent l’Histoire. Néanmoins, par le biais de la biographie d’al-Kattani, Bazzar exprime la même idée, mais de façon autrement plus sophistiquée.