Les inégalités des sexes au Maroc : entre tentatives de déstabilisation et continuité patriarcale

Introduction

Dans un chapitre de livre publié en 2020, la professeure Fatima Sadiqi se remémore comment, avec des collègues femmes, elle a créé en 1996 le premier centre d’études et de recherches sur les femmes (Center for Studies and Research on Women) au Maroc[1].  Encouragées par le succès de cette initiative, Sadiqi et ses consœurs ont fondé la première unité d’études de genre (Gender Studies Graduate Unit) dans le pays en 2000[2]. À l’époque, Sadiqi enseignait à l’Université de Fès où, à l’instar de la grande majorité du corps professoral féminin[3], elle s’est vite heurtée au plafond de verre qui freine l’avancée des femmes dans leur carrière universitaire. Entre autres exemples, elle évoque le cas d’un doctorant à la recherche d’un directeur de thèse qui, lorsqu’il a ouvert la porte de son bureau et découvert que « Dr. Sadiqi » était une femme[4], s’est aussitôt excusé et retiré[5].  De plus, son conjoint, Moha Ennaji, qui a un parcours professionnel similaire, a témoigné qu’elle travaillait plus que lui[6]. Depuis la création de l’unité d’études de genre à l’Université de Fès en 2000, d’autres établissements du pays ont également mis en place des programmes semblables[7].  Ces modules poursuivent trois objectifs : introduire le concept de « genre » dans les sciences humaines et sociales, faire émerger les construits sociaux des sexes et déconstruire les obstacles socioculturels au principe de l’égalité des sexes.

Des décennies après les premières initiatives en faveur des études de genre au Maroc, des recherches ont dressé un état des lieux de cette discipline[8]. Elles montrent que bien que ces programmes aient progressivement gagné en reconnaissance dans les milieux universitaires, ils demeurent confrontés à de nombreuses difficultés, notamment le manque de ressources financières et humaines[9] ainsi qu’un certain isolement institutionnel[10]. Il m’apparaît nécessaire d’étudier l’impact historique de l’initiative pionnière de Fatima Sadiqi et, plus largement, de la mise en place des études de genre sur la remise en question des inégalités de genre dans la société marocaine contemporaine. Pour ce faire, cet article propose une analyse du discours entourant les représentations des femmes dans la langue courante, les attitudes dominantes à leur égard et les réactions suscitées par les projets de réforme en matière d’égalité des sexes.

Une langue désuète

De nombreuses études ont examiné le rôle de la langue comme vecteur des valeurs patriarcales et, plus particulièrement, les questions de hiérarchisation des sexes et de dévalorisation des femmes dans la société marocaine. Fatima Sadiqi se distingue comme une pionnière dans ce domaine. Dans son ouvrage Women, Gender and Language in Morocco (Femmes, genre et langue au Maroc), elle met en évidence la dimension androcentrique de la langue, aussi bien dans son usage pragmatique – à travers les stéréotypes, les proverbes et l’humour – que dans sa structure même, notamment en matière de sémantique (étude du sens) et de syntaxe (étude de l’organisation des mots dans la phrase)[11].  Par ailleurs, plusieurs travaux ont mis en évidence le rôle de la langue, en particulier des proverbes et des adages populaires, dans l’infériorisation des femmes, la banalisation des violences verbales à leur encontre et la dévalorisation de leur contribution à la société[12].  Pourtant, malgré les avancées scientifiques et les efforts des associations de défense des droits des femmes et des droits humains[13], la langue demeure, à ce jour, l’un des principaux vecteurs des valeurs patriarcales. En analysant l’usage des concepts d’al-maraa (la femme) et d’ar-rajoul (l’homme) dans la langue courante, la première partie de ce texte s’attache à démontrer comment cette terminologie, désormais obsolète, perpétue l’un des fondements du système patriarcal, à savoir la construction d’identités sexuées réductrices.

En effet, la langue courante, les réseaux sociaux, les journaux populaires, les émissions télévisées et radiophoniques destinées au grand public, la quasi-totalité des textes en arabe[14] et même la littérature spécialisée dans les études de genre[15] font généralement usage des termes al-maraa (la femme) et ar-rajoul (l’homme) au singulier. Des institutions telles que l’Observatoire national de la femme[16] et le Musée de la femme[17] font de même. Le maintien de ces concepts peut surprendre à plusieurs égards. D’une part, il réduit la diversité des individus – femmes et hommes confondus – à des identités définies uniquement par le sexe. Ainsi, les femmes se trouvent assimilées à une seule figure, la femme, voire à « l’éternel féminin » ; et il en va de même pour les hommes, réduits à une entité unique, lhomme. D’autre part, cette catégorisation impose aux unes et aux autres des caractéristiques définies de manière dialectique, et donc prédéterminées. Autrement dit, cette terminologie essentialiste sous-entend que l’être féminin et l’être masculin sont des faits biologiques et, par conséquent, des réalités naturelles et immuables. Or, les sciences humaines et sociales ont largement démontré que les catégories de femmes et d’hommes sont des constructions sociales, dont les attributs sont normatifs[18].  De plus, ces attributs varient selon les sociétés et les périodes historiques[19]. C’est pourquoi, depuis plusieurs décennies, ces concepts réducteurs de femme et homme au singulier tendent à disparaître du champ des sciences humaines et sociales. Les chercheurs et chercheuses privilégient désormais l’usage du pluriel, plus représentatif de la diversité des individus. En outre, des études récentes remettent en question la binarité des identités de genre et mettent en lumière la diversité des identités sexuées et des orientations sexuelles[20].

Par ailleurs, en transformant les catégories sociales de femmes et d’hommes en réalités biologiques immuables, les concepts désuets d’al-maraa (la femme) et d’ar-rajoul (l’homme) contribuent à l’infériorisation des femmes, voire à leur mépris. À titre d’exemples, citons les expressions, malheureusement courantes, bhal chi bnita (comme une fillette) et bhhal chi mrioua (comme une femmelette), qui représentent à la fois une dévalorisation totale de l’être féminin et une violence verbale inouïe à l’encontre des filles et des femmes. En revanche, des expressions telles qu’ana rajel (je suis un homme) et koun rajel (sois un homme) élèvent les hommes, en tant que groupe, à une catégorie sociale supérieure. Autrement dit, la langue courante, et notamment le recours à une terminologie dépassée, participe activement à la hiérarchisation des sexes.

Or, toute hiérarchisation implique l’existence d’un groupe dominant et d’un groupe dominé, ainsi que des rapports de domination entre eux. À cet égard, la campagne Koun rajel (Sois un homme), lancée en 2018 sur les médias sociaux, illustre amplement les rapports de domination entre les sexes. Elle incite les hommes à contrôler « leurs femmes », c’est-à-dire leurs épouse, sœurs, filles, cousines et autres parentes, en les contraignant à porter des vêtements jugés décents[21]. Selon cette campagne, d’un point de vue normatif, un homme serait celui qui prive les femmes de leur agentivité, s’approprie leur corps et les asservit. Par ailleurs, comme ce texte s’efforcera de le démontrer dans les paragraphes suivants, la langue, en tant que véhicule des valeurs patriarcales, avec la hiérarchisation des sexes et la dépréciation des femmes qui l’accompagnent, s’inscrit dans une misogynie diffuse qui imprègne l’ensemble du tissu social.

 Une misogynie diffuse

En 1996, la sociologue Fatima Mernissi se demandait, dans son livre Women’s Rebellion & Islamic Memory (La rébellion des femmes et la mémoire islamique), pourquoi le monde arabe, y compris le Maghreb, est si hostile envers les femmes[22].  Pourquoi ne peut-il pas les considérer comme une force clé pour le développement[23] ? Pourquoi éprouve-t-il le désir d’humilier les femmes et de freiner leur progrès malgré les efforts qu’elles déploient pour s’éduquer et devenir productives et utiles[24] ?  Pourquoi les femmes sont-elles constamment rejetées et exclues[25] ? Dans cet ouvrage, Mernissi tente de répondre à ces questions et propose, par la même occasion, des pistes de solution à la misogynie qui sévit dans les sociétés arabes et maghrébines.

Malheureusement, l’hostilité envers les femmes demeure un problème d’actualité dans ces sociétés[26], qui figurent parmi les moins performantes au monde en matière d’égalité entre les sexes[27]selon des études quantitatives du Forum économique mondial. Par ailleurs, pour illustrer l’ampleur de la misogynie dans la société marocaine, prenons le cas du débat intitulé La saga des nihilistes, enregistré dans les locaux de l’association culturelle Racines à Casablanca en août 2018[28].  À cette rencontre étaient conviées plusieurs figures engagées, dont Ahmed Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord chez Human Rights Watch, le journaliste d’investigation Omar Radi, le chanteur Barry, l’activiste des libertés religieuses Jawad El Hamidi, l’activiste culturel Aadel Essaadani, membre de Racines, ainsi que l’économiste Rachid Aourraz. Plusieurs d’entre elles ont exprimé des critiques, notamment sur l’incapacité du roi Mohammed VI à répondre aux revendications du Hirak Rif, un mouvement de contestation socioéconomique qui a secoué le nord du Maroc en 2016, dans un contexte de répression policière croissante. Étant composé d’hommes faisant partie de l’élite intellectuelle et militante du pays, ce panel permet d’illustrer la misogynie diffuse qui prévaut dans le tissu social. En effet, si même ces élites militantes traitent les femmes avec un tel mépris, peut-on -s’attendre à ce que des groupes moins sensibilisés aux questions de démocratie, de droits humains et d’égalité des sexes fassent preuve de moins de discrimination ? Cela pourrait faire l’objet d’un autre débat.  Cependant, un fait demeure : peu après la vingtième minute du premier segment[29], un des membres du panel évoque les associations militant pour les droits des femmes au Maroc. Immédiatement, des rires éclatent au sein du groupe, qui sont suivis d’une remarque les qualifiant de lohoumiyya (carnivores). L’hilarité redouble lorsqu’un autre intervenant précise qu’il s’agit des associations d’al-marqa (la sauce). Ces termes péjoratifs, en plus de ridiculiser ces associations, réduisent les femmes à une sauce populiste indigeste. Le fait qu’une élite intellectuelle et militante puisse afficher un tel mépris à l’égard des femmes témoigne tristement de l’ampleur de la misogynie ancrée dans le tissu social. Plus encore, cet exemple met en lumière une méconnaissance flagrante des théories sur la démocratie et l’égalité des sexes, révélant un manque de réflexion critique sur les rapports de pouvoir et de genre, non seulement dans la population en général, mais aussi au sein de l’élite pensante.

Aucune femme ne faisait partie des membres du panel. Or, des militantes et des penseuses engagées existent dans le pays. Pour n’en nommer que quelques-unes, citons la journaliste Maria Moukrim, la militante Ibtissame Betty Lachgar, cofondatrice du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), et Khadija Ryadi, lauréate du prestigieux prix des Nations Unies des droits humains en 2013. Par ailleurs, dans le jeu politique entre la monarchie, la société civile et les partis politiques, ces derniers se réduisent à des coquilles vides. Cependant, les formations politiques n’ont inspiré au panel aucun rire moqueur. En outre, contrairement aux croyances populaires, les associations de femmes ont contribué de manière significative à inscrire la problématique des droits des femmes dans les politiques publiques ainsi que dans les débats sociaux de leur époque[30]. En réalité, le mépris avec lequel le panel de La saga des nihilistes a traité les associations de femmes relève du paternalisme masculin. Il témoigne du privilège d’un groupe social dominant, qui se place au-dessus du groupe dominé pour le juger. Une telle hiérarchisation conduit nécessairement à une minoration lamentable. En d’autres termes, le traitement méprisant des associations de femmes par le panel, et par bien d’autres groupes, s’inscrit dans des dynamiques sociales plus larges de dépréciation de la contribution des femmes à leur société.

Déjà en 1982, Mernissi parle du « paradoxe de l’intellectuel arabe »[31].  Selon la sociologue, la majorité des hommes éduqués des sociétés arabes et maghrébines sont prêts à mourir pour les idéaux démocratiques, mais dès qu’il est question d’étendre cette démocratie aux femmes, ils s’y opposent[32].  Quatre décennies plus tard, le paradoxe de l’intellectuel arabe et maghrébin demeure intact. Les intellectuels et les militants de notre panel débattent des enjeux de démocratie, des droits humains et des libertés individuelles au Maroc, mais pensent ces notions majoritairement au masculin. Il s’agit, en réalité, de démocratie pour les hommes, de droits humains conçus par et pour les hommes, et de libertés individuelles qui excluent les femmes. Dans un tel contexte, il n’est guère étonnant que les projets de réforme visant à corriger les inégalités entre les sexes au Maroc se heurtent à une résistance insidieuse, comme l’explose la dernière partie de ce texte.

Une résistance insidieuse à l’égalité des sexes

Sans être exhaustif, ce paragraphe met en lumière la vive opposition que certains projets de réforme du statut des femmes ont suscitée dans le Maroc contemporain. Ce fut notamment le cas du Plan d’intégration des femmes au développement proposé par Mohamed Saïd Saâdi en 1998[33], de la réforme de la Moudawana (le Code de la famille) en 2004[34], de la pétition de 2018 appelant à l’égalité en matière d’héritage[35], ainsi que de la campagne du Collectif 490 en 2019 en faveur des libertés individuelles, dont la liberté́ de disposer de son corps, la liberté́ d’avoir des relations sexuelles hors mariage et le droit à l’avortement[36].

La résistance à la déstabilisation des rapports inégaux entre les sexes s’appuie sur des légitimations plurielles.  Cependant, l’une d’entre elles revient comme un leitmotiv, à savoir que l’égalité des sexes seraitcontraire à la culture, à la religion et aux traditions nationales[37].  Or, l’appel au respect de la culture, de la religion et des traditions nationales est un processus sélectif à plusieurs égards.  Par exemple, lorsqu’à la suite d’un procès politique monté de toutes pièces des manifestants pacifiques ont été condamnés à vingt ans de prison dans le cadre du Hirak Rif[38], la population n’est pas descendue massivement dans les rues pour dénoncer les atteintes à la justice divine.  De façon analogue, elle ne se mobilise pas en masse pour soutenir les enfants issus des couches sociales marginalisées.  Pire encore, quand une jeune fille a été violée en plein jour, sous les yeux de tous, dans la province de Rhamna en 2018[39], aucun passant n’a estimé que son devoir de musulman était de lui porter secours. Ou encore quand une jeune fille, handicapée de surcroit, a été violée en plein jour dans un autobus, comme ce fut le cas à Casablanca en 2017[40], ni le chauffeur ni les passagers ne se sont dit qu’en tant que musulmans, ils avaient l’obligation morale d’intervenir pour protéger la victime.  En revanche, les foules se déchaînent et infligent des punitions collectives à de jeunes homosexuels, comme ce fut le cas à Beni Mellal en 2016[41], ou encore à de jeunes femmes portant une jupe jugée trop courte, comme à Inezgane en 2015[42], sous prétexte que ces soi-disant coupables auraient contrevenu aux préceptes religieux. Il en ressort donc que, pour une partie de la population, la religion ne représente pas des valeurs de bienveillance, de solidarité, d’entraide, de partage, de justice et d’équité. Elle ne constitue pas non plus un réseau organisé apportant un soutien aux personnes emprisonnées pour des motifs politiques, aux migrants africains et africaines, aux individus marginalisés économiquement ou à tout autre groupe vulnérable au sein de la société marocaine. La religion se réduit plutôt à un ensemble de rituels et de dogmes déconnectés des enjeux contemporains, qu’il s’agisse de l’urgence climatique, de la sauvegarde des ressources naturelles, du droit à la vie de toutes les espèces vivantes, de l’avènement de la démocratie au Maroc et ailleurs, du respect de la dignité humaine et de la diversité ou encore de la poursuite de la justice sociale et internationale.

Notons, par ailleurs, que tant que les libertés individuelles et publiques sont bafouées au pays, ce qu’on appelle la culture, la religion et les traditions nationales relève tout bonnement du conditionnement social, de l’endoctrinement politique et de la répression.  Entre autres, la famille, l’école, le voisinage, l’entourage, la rue, la culture populaire, les normes sociales et les lois imposent aux enfants un modèle unique de pensées et de comportements, en dehors duquel aucune expression individuelle n’est autorisée. Lorsque la famille se montre permissive envers sa progéniture, c’est l’entourage social qui intervient pour jouer aux policiers. Il méprise les rebelles, les punit et les exclut.  Et quand l’entourage est défié, l’État prend alors le relais avec son arsenal répressif, composé de lois et de pénitenciers.  Ainsi, ne pas jeûner durant le ramadan constitue un crime passible de prison[43].  La culture, la religion et les traditions nationales telles qu’on les conçoit sont en réalité des institutions politiques qui s’inscrivent dans des structures plus larges du pouvoir.

On oublie trop souvent que la culture, la religion et les traditions ont des définitions officielles. La Constitution considère que l’islam représente l’une des constantes du Royaume du Maroc[44].  De plus, elle restreint certains droits par des formulations telles que « les conditions fixées par la loi », ou encore les « constantes du royaume et de ses lois ».  Or, ces limitations apparaissent principalement lorsqu’il est question des droits des femmes[45].  Par conséquent, jusqu’à aujourd’hui, les textes de loi véhiculent de nombreuses inégalités entre les sexes. Le Code de la famille, par exemple, restreint la pratique de la polygamie sans l’abolir[46] ; en outre, il consacre des inégalités entre les femmes et les hommes en matière d’héritage[47].  Pourtant, des interprétations égalitaires du Coran existent[48].  Mais l’élite de l’État fonde son pouvoir sur une lecture patriarcale et autoritaire de l’islam, au lieu d’opter pour un contrat de citoyenneté qui, par le biais de la Constitution, garantirait l’égalité de tous les membres de la nation. Dans cette logique, le patriarcat dans le Maroc contemporain n’est autre qu’un sexisme d’État basé sur la biologie et légitimé par des interprétations masculines de la religion. Ultimement, cela signifie que les inégalités entre les sexes sont intrinsèques aux structures du pouvoir. La question de l’égalité des sexes est donc fondamentalement politique.  Par conséquent, toute réflexion critique sur le pouvoir, la démocratie, les droits humains et les libertés publiques et individuelles doit inclure impérativement l’étude de genre.

Conclusion

Depuis l’inauguration du premier programme dédié aux études de genre à l’Université de Fès en 2000, ce domaine a connu des avancées significatives au Maroc. En témoignent, entre autres, la création d’unités de genre au sein d’autres institutions éducatives du pays ainsi que les travaux de recherche qui sont effectués dans ce domaine et dont les résultats sont diffusés dans des publications, dans des balados de vulgarisation et lors de colloques. Cependant, le chemin reste long pour inscrire le principe d’égalité des sexes dans le tissu social.  Comme le montre notre analyse, les mentalités patriarcales, avec la hiérarchisation des sexes et la dévalorisation des femmes qui leur sont inhérentes, persistent encore aujourd’hui dans la société marocaine. Parmi les nombreux mécanismes de perpétuation des inégalités entre les sexes, on trouve la langue courante, marquée par des concepts désuets, des proverbes et adages sexistes, ainsi que par une structure reflétant une vision androcentrique du monde. Sans surprise, une misogynie diffuse imprègne les attitudes de la population, y compris celles de l’élite pensante et militante du pays, à l’égard des femmes. Dans un tel contexte, l’égalité des sexes semble être un principe étranger à l’identité nationale. Sans surprise, plusieurs projets visant à éliminer des inégalités de genre dans le Maroc contemporain ont rencontré une forte opposition, au nom de la sauvegarde de la culture, de la religion et des traditions nationales.

Grâce aux études de genre, il serait possible d’ancrer durablement le principe d’égalité des sexes dans le tissu social. C’est pourquoi il est essentiel de les généraliser dans tous les établissements éducatifs, des écoles primaires aux universités, et de les intégrer à toutes les disciplines. En introduisant le concept de genre dans l’enseignement, nous pourrions déconstruire progressivement une langue désuète, une misogynie diffuse et une opposition insidieuse à l’égalité des sexes. Il est important de rappeler que les cultures et les identités nationales ne sont pas immuables. Elles sont vivantes, se transforment, évoluent et se redéfinissent. Ainsi, à long terme, la généralisation des études de genre contribuerait à faire de l’égalité des sexes un pilier fondamental de la culture nationale marocaine et à renforcer l’équité sociale.

Notes

[1] Fatima Sadiqi, “Genesis of Gender and Women’s Studies at University of Fez, Morocco”, in Rita Stephen & Mounira Charrad eds., Women Rising: In and Beyond Arab Spring, New York, New York University Press, 2020, pp. 313-317.

[2] Ibid.

[3] Aicha Bouchara, Les femmes à l’université marocaine : des trajectoires fracturées, vol. 2, Observatoire francophone pour le développement inclusif par le genre, Québec, 2022, dernier accès 7 février 2025, http://ofdig.org/wp-content/uploads/2022/12/Cahier-de-recherche-02-2022.pdf ; Mbarka Sabbar, « L’égalité des genres et l’éducation au Maroc : état des lieux et perspectives », Revue de l’administration de l’éducation, no. 10, 2021 : pp. 101-116.

[4] Fatima Sadiqi, “How I became a Leading Voice for Moroccan Women”, The Guardian, 2008, dernier accès 7 février 2025, https://www.theguardian.com/world/2008/jan/04/morocco-women

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] « Les études sur le genre à l’université, ou le défi du changement des mentalités et des perceptions », Conseil national des droits de l’Homme, 20 février 2015, dernier accès 7 février 2025, https://www.cndh.ma/fr/article/les-etudes-sur-le-genre-luniversite-ou-le-defi-du-changement-des-mentalites-et-des

[8] Gaelle Gillot et Rajaa Nadifi dir., Le genre et l’université au Maroc, état des lieux, enjeux et perspectives, UNESCO et l’Université Hassan II de Casablanca, Paris et Rabat, 2018, pp. 16-41.

[9] Ibid., 19.

[10] Ibid.

[11] Fatima Sadiqi, Women, Gender and Language in Morocco, Leiden, Brill, 2003, p. 96.

[12] Malika Rafiq, « Violence verbale envers la femme marocaine : proverbes injurieux envers la femme marocaine », Faits de langue et société, no 7, 2021 : pp. 83-94 ; Amnesty International Maroc, Étude sur les stéréotypes de genre répandu au Maroc : rapport d’analyse, Rabat, 2013, pp. 46-60 ; Moha Ennaji, « Representations of Women in Moroccan Arabic and Berber Proverbs », International Journal of the Sociology of Language, 190, 2008 : pp. 167-181.

[13] Association démocratique des femmes du Maroc, L’Image de la femme et les violences symboliques à son égard au Maroc, rapport annuel 1999, Maroc, Al-Anbaa, 2000.

[14] Entre autres exemples, citons seulement ce texte, dernier accès 7 février 2025, www.alhurra.com/morocco/2023/04/30/دراسة-تكشف-نتائج-مقلقة-دور-المرأة-المغربية-في-السياسة

[15] Amnesty International Maroc, op. cit., p. 46 ; Rafiq, op. cit., p. 83.

[16] Observatoire national de la femme, dernier accès 7 février 2025, https://social.gov.ma/observatoire-national-de-la-femme/

[17] Le Musée de la femme, dernier accès 7 février 2025, www.museedelafemme.ma/fr

[18] Judith Butler, Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 2006 & 1990 ; Françoise Héritier, Masculin/Féminin : La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996 ; Françoise Héritier, Masculin Féminin II : Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002 ; Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Seuil, 1998.

[19] Raewyn Connell, Masculinities, Los Angeles, University of California Press, 2005, pp. 185-199.

[20] Michael Walton, Amy Lykins et Navjot Bhullar, “Beyond Heterosexual, Bisexual, and Homosexual: A Diversity in Sexual Identity Expression”, Archives of Sexual Behavior, 45, 2016 : pp. 1591-1597.

[21] Rim Tbibaa et Noura Mounib, « Maroc : un initiateur de la campagne ‘Koun Rajel’, se confie », 23 juillet 2018, dernier accès 7 février 2025, www.lesiteinfo.com/en-continu/166192-maroc-la-campagne-koun-rajel-prend-une-nouvelle-tournure.html

[22] Fatima Mernissi, Women’s Rebellion & Islamic Memory (La rébellion des femmes et la mémoire islamique), New Jersey, Zed Books, 1996, p. VII.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Ibid.

[26] Parmi d’autres, la féministe égyptienne Mona Eltahawy soulève la problématique de la misogynie qui sévit dans le monde arabe dans un article intitulé “Why Do They Hate Us” publié par Foreign Policy en 2012, dernier accès 7 février 2025, https://foreignpolicy.com/2012/04/23/why-do-they-hate-us/

[27] World Economic Forum, The Global Gender Gap Report 2024 (Rapport mondial sur l’écart entre les genres 2024), p. 12, dernier accès 7 février 2025,  https://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2024.pdf

[28] « 1 Dîner 2 Cons », dernier accès 6 février 2025, https://www.youtube.com/channel/UCB1O3eA-OwSIkYjQMzFtnLg

[29] « 1 Dîner 2 Cons », dernier accès 6 février 2025,  https://www.youtube.com/watch?v=v3saDv5cyf4&list=RDCMUCB1O3eA-OwSIkYjQMzFtnLg&index=2

[30] Moha Ennaji, “Women, Gender, and Politics in Morocco”, Social Sciences, 5.4, 2016 : pp. 3-6, dernier accès 7 février 2025,  https://doi.org/10.3390/socsci5040075

[31] Fatima Mernissi, al-Suluk al-jinssi fi al-mujtam’ islami ra’smali, mithal al-maghreb (Le comportement sexuel dans les sociétés musulmanes capitalistes, le cas du Maghreb), Beyrouth, Dar al-Hadatha, 1982, pp. 15-17.

[32] Ibid.

[33] « Histoire. Il était une fois l’alternance », Telquel, no. 1061, 2023, dernier accès 7 février 2025,
https://telquel.ma/2013/02/19/histoire-il-etait-une-fois-l-alternance_557_6280

[34] Lors d’un sondage prohibé, le seul reproche que font les personnes interrogées au roi Mohamed VI est d’avoir réformé le statut des femmes dans le Code de la famille de 2004, dans Florence Beaugé, « Maroc : le sondage interdit », Le Monde, 3 août 2009, dernier accès 7 février 2025, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2009/08/03/maroc-le-sondage-interdit_1225217_3212.html

[35] Moha Ennaji, Maroc : « pourquoi l’inégalité homme-femme devant l’héritage doit cesser », Conversation, 16 avril 2018, dernier accès 25 octobre 2023, https://www.lepoint.fr/economie/maroc-pourquoi-l-inegalite-homme-femme-devant-l-heritage-doit-cesser-16-04-2018-2211040_28.php#11

[36] Leila Tauil, « Corps et sexualité des femmes au Maroc entre les lois, la culture et les pratiques sociales », Maghreb – Machrek, no. 252-253, 2022 : pp. 41-55 ; Soundouss Chraibi, « Nouveau bras de fer sur les réseaux sociaux autour de l’article 490, relatif aux relations sexuelles hors mariage », Telquel, 5 février 2021, dernier accès 7 février 2025, https://telquel.ma/2021/02/05/de-nouveau-un-bras-de-fer-sur-les-reseaux-sociaux-autour-de-larticle-490-relatif-aux-relations-sexuelles-hors-mariage_1710159

[37] Rabéa Naciri, « Le mouvement des femmes au Maroc », Nouvelles Questions Féministes, 33, 2014 : p. 47.

[38] « Maroc : 20 ans de prison pour les meneurs de la révolte du ‘Hirak’ », BBC News Afrique, 27 juin 2018, dernier accès 7 février 2025, https://www.bbc.com/afrique/region-44628393

[39] « Agression sexuelle filmée et diffusée sur les réseaux sociaux au Maroc : l’auteur présumé arrêté », TF1-Info, 28 mars 2018, dernier accès 7 février 2025, https://www.tf1info.fr/international/au-maroc-une-agression-sexuelle-filmee-et-diffusee-sur-les-reseaux-sociaux-l-auteur-presume-arrete-2082896.html

[40] « Un viol collectif émeut l’opinion au Maroc », BBC News Afrique, 21 août 2017, dernier accès 7 février 2025, https://www.bbc.com/afrique/40999952

[41] Mohamed Berkani, « Agression homophobe au Maroc : une victime écope de 4 mois de prison ferme », Franceinfo, 30 mars 2016, dernier accès 7 février 2025, https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/maroc/agression-homophobe-au-maroc-une-victime-ecope-de-4-mois-de-prison-ferme_3061039.html

[42] Antoine Lagadec, « Au Maroc, porter une robe peut mener en prison », Terrafemina, 26 juin 2015, dernier accès 7 février 2025, https://www.terrafemina.com/article/au-maroc-porter-une-robe-peut-mener-en-prison_a277005/1

[43] Article 222 du Code pénal.

[44] Premier article de la Constitution.

[45] Article 19 de la Constitution.

[46] Article 39 à 42 du Code de la famille.

[47] Par exemple, l’article 345 du Code de la famille.

[48] Hakima Lebbar, dir., Femmes et religions, points de vue de femmes du Maroc, Casablanca, Croisée des Chemins, 2014 ; Asma Lamrabet, Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ?, Liban, Albouraq, 2012.

 

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