Latifa Jbabdi est l’une des figures clés du féminisme contemporain marocain. En effet, celle-ci a participé par ses luttes et par sa persévérance à l’écriture des différentes étapes de l’histoire de ce féminisme. Pourtant, si dès son jeune âge, elle perçoit avec clarté les conditions défavorables des femmes, elle les inscrit de prime abord dans la problématique plus large des injustices sociales qu’engendre le système capitaliste. Ce n’est qu’en 1977, soit lors de sa détention à Derb Moulay Chérif, centre de torture à Casablanca, qu’elle prend conscience de la spécificité de la question des femmes, et donc de la nécessité d’agir en conséquence.
À ce propos, rappelons que Latifa Jbabdi est née en 1955, à Tiznit, au sud du Maroc. Enfant de son temps, elle se nourrit de littérature marxiste et des victoires des révolutions tiers-mondistes. Plus tard, quand elle quitte Tiznit pour aller étudier au Lycée Youssef Ben Tachfine, à Agadir, elle découvre un milieu scolaire en pleine effervescence politique. Constituant plusieurs cellules secrètes, des étudiants et étudiantes ultra politisés discutent des enjeux politiques qui secouent le monde en général, et le Maroc en particulier. Il y est question de libération des peuples, des luttes des classes et des révolutions socialistes. D’ores et déjà, en 1970, Jbabdi choisit son mode de vie : elle s’engage à être une militante coûte que coûte. Ce faisant, entre autres, elle adhère à l’association clandestine du 23 Mars[1] qui prépare l’avènement de la révolution socialiste au Maroc. Mais promptement, elle se heurte à la répression politique. Arrêtée en 1977, elle est accusée d’atteinte à la sûreté de l’État.
Durant son incarcération, Latifa Jbabdi découvre le visage nu de la misogynie. Si les prisonnières politiques sont torturées au même titre que les hommes, celles-ci subissent en plus ce que Jbabdi qualifie de «torture sexuelle». Désormais, les femmes se voient attribuer un prénom masculin. Autrement dit, elles se voient renier leur féminité. Pourtant, ces femmes ainsi masculinisées sont constamment menacées de viol collectif. De même, elles subissent une tirade quotidienne d’insultes dégradantes et de commentaires méprisants. Entre autres, elles sont traitées de p… qui se mêlent des affaires des hommes. Jbabdi comprend alors que la problématique des femmes est urgente, et que donc, elle ne peut plus être reportée sous prétexte qu’il y aurait d’autres priorités démocratiques.
À sa sortie de prison, après une longue convalescence, Latifa Jbabdi reprend ses activités associatives, avec cette fois-ci, un sentiment d’urgence : étant donné la situation des femmes au Maroc, que faire ? Réflexion faite, Jbabdi, avec un groupe de femmes qui ressentent la même urgence, décide que la première étape est de faire l’état de la question. Aussi, elles lisent avec fraîcheur les textes de lois, dont la moudawana (le code de la famille), pour découvrir avec stupeur que ces textes consacrent les inégalités entre les sexes et la violence à l’égard des femmes. Après ce constat, elles examinent le travail qui est fait par les partis politiques dans le domaine de l’avancement des femmes, pour se rendre compte que ces formations sont largement inefficaces. En dernier lieu, elles étudient les différentes expériences des femmes à l’échelle planétaire, et retiennent les facteurs de réussite de certains mouvements féministes. À ce stade, Jbabdi voit l’idée, qui avait déjà germé dans son esprit lors de son incarcération, validée : les femmes ont besoin de leur propre espace pour s’exprimer, et pour défendre leur cause. Somme toute, si cette phase donne naissance au mouvement féministe associatif, elle a été avant tout une période de maturation de la réflexion féministe, laquelle a permis aux femmes d’asseoir leur problématique sur des analyses, des théories, des faits concrets et des données quantifiables.
En 1983, Latifa Jbabdi fonde le journal le 8 Mars, qui étudie sans complaisance la réalité des femmes marocaines. Contre toute attente, ce journal s’avère être un espace rassembleur de toute une génération de femmes, celle qui, après avoir été massivement scolarisée, déchante devant les réalités du mariage, du monde du travail et des mouvements de gauche. Conséquemment, le journal évolue, et devient le mouvement du 8 Mars, puis l’Union de l’action féminine (UAF) en 1987. Désormais, cette association sera l’un des espaces où les femmes se réunissent, réfléchissent sur leur situation et proposent des outils concrets pour progresser. D’ailleurs, c’est dans ce cadre qu’en 1992, ces dernières conçoivent le projet de présenter aux autorités compétentes une pétition d’un million de signatures, exigeant la réforme du code de la famille. Ici, mentionnons que cette requête collective marque un moment historique dans l’évolution du féminisme marocain. Pour la première fois, les femmes forment un front uni, agissent à travers un mouvement organisé et dialoguent directement avec les autorités dirigeantes.
Certes, la pétition d’un million de signatures débouche sur des gains de droits minimes en 1994. Toutefois, elle contribue à faire de la question des femmes une problématique incontournable de démocratie sociale et politique. Aussi, quand le gouvernement socialiste prend le pouvoir en 1998, le premier ministre, Abd er-Rahmane el-Youssoufi, reçoit Latifa Jbabdi, qui préside une délégation de l’UAF, et prend en note la requête des femmes. Derechef, pour la première fois, un gouvernement inclut explicitement dans son programme la réforme du statut des femmes. Toutefois, suite aux pressions exercées par des groupes islamistes, il a fallu que le roi Mohamed VI intervienne pour que ce dossier progresse. Finalement, un nouveau code de la famille est adopté en 2004.
Depuis ce gain majeur, Latifa Jbabdi s’intéresse également à la sphère politique. En fait, la représentation des femmes en politique révèle un déficit féminin alarmant. Or, selon Jbabdi, seul un accroissement de la représentation des femmes en politique permettrait de soulever adéquatement les problèmes et besoins spécifiques de ces dernières aux différents niveaux décisionnels. De nouveau, l’UAF se mobilise. Après une compagne acharnée en 2007, un quota de 10% de femmes pour les élections parlementaires est institué.
S’il s’agit d’une victoire, Latifa Jbabdi reconnaît que le chemin de l’égalité des sexes en politique est long. À ce propos, rappelons que celle-ci fait partie des quatre femmes parlementaires qui ont été élues en 2007. Or, l’accès au parlement lui dévoile l’étendue de la misogynie des institutions étatiques. Ce faisant, en premier lieu, elle remarque qu’il n’y a aucune femme au bureau du parlement, dont l’une des tâches est d’établir les agendas des sessions parlementaires. De même, elle note qu’aucun parti politique n’est représenté par une femme, et qu’aucune commission parlementaire n’est présidée par une femme. De façon similaire, elle relève que quand l’une des femmes parlementaires aborde une problématique féminine, les représentants masculins se montrent indifférents, voire ouvertement excédés. Pour pouvoir faire avancer les dossiers d’intérêts féminins, les représentantes décident alors de s’unir, en formant le «Forum des femmes parlementaires». Grâce à leurs efforts, elles parviennent entre autres à faire instituer un quota de 12% de femmes pour les élections communales de 2008.
Désormais, avec «le Printemps arabe», les femmes parlementaires ne sont plus les seules à œuvrer pour accroître la participation politique des femmes : en mars 2011, les associations féminines, dont l’UAF, forment la coalition du «Printemps féministe de la démocratie et de l’égalité», pour présenter leur requête à la Commission consultative de la révision de la constitution. Cette requête exige d’une part que la constitution reconnaisse la responsabilité de l’État en matière d’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, et d’autre part qu’elle assure la parité des sexes, soit un quota de 50% pour les femmes dans tous les domaines, y compris les instances décisionnelles, dont le parlement. Elle exige également que la constitution reconnaisse le principe de l’indivisibilité des droits, de sorte que les femmes puissent jouir de leurs droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Enfin, elle exige que la constitution consacre la primauté du droit international sur le droit national.
Tout en écrivant un pan de l’histoire du féminisme contemporain marocain à force de luttes et de mobilisation, Latifa Jbabdi a élevé deux jeunes hommes : Walid et Nabil. Peut-être bien que le changement tant escompté viendra avec ces nombreux jeunes dont les mères sont des féministes.
Sources :
Je remercie Mme Latifa Jbabdi pour l’entrevue qu’elle m’a accordée. Pour de plus amples informations, contacter ljbabdi@gmail.com.
Fatima Sadiqi, Amira Nowaira, Azza el-Kholy & Moha Ennaji eds., Women Writing Africa, the Northern Region (New York: The Feminist Press, 2009), 277-278.
Fatna El Bouih & Susan Slyomovics, «This Time I Choose When to Leave: An Interview with Fatna El Bouih», Middle East Report 218 (2001) : 42-43.
[1] En référence aux émeutes qui ont éclaté à Casablanca le 23 mars 1965, et qui ont été réprimées dans le sang.