Les députés argentins ont adopté, finalement, le projet de loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse. Il s’agit d’une avancée significative pour les droits humains des femmes et d’une victoire pour les libertés individuelles et publiques en Argentine en particulier, et dans le monde en général. Au Maroc, en revanche, l’avortement est toujours prohibé, sauf dans des cas précis, comme celui d’une grossesse mettant en danger la vie de la mère. C’est dire que jusqu’à nos jours, le corps des femmes n’est pas considéré comme leur propre corps.
Mon livre Le Sexe nié (Éditions La Croisée des chemins/Casablanca et Éditions Pleine Lune/Montréal) expose les dynamiques qui exproprient les femmes de leur corps et les réduisent à des citoyennes de seconde classe. Ci-dessous, des extraits :
« La féminité en tant que corps pour autrui
L’analyse des construits sociopolitiques de la sexualité indique ultimement que le corps des personnes nées avec un vagin est nié. C’est-à-dire qu’il ne serait pas un corps en soi et pour soi, mais un corps pour l’autre. En fait, le corps des femmes n’est un corps féminin que parce qu’il a subi, et continue à subir sans trêve, un processus de transformation d’un corps en soi et pour soi en un corps pour l’autre. Si le corps de l’athlète, par exemple, n’est pas perçu comme un corps féminin, c’est parce qu’il est travaillé, modelé et transformé, mais dans une optique personnelle – ou professionnelle, ce qui revient au même. Le corps de la femme athlète lui appartient. Aussi, pour que ce corps devienne féminin, il lui faut opérer un changement de perspective, allant de soi vers l’autre, abandonnant l’optique du personnel pour épouser le regard de l’autre, cet autre masculin. Or, selon ce regard, le corps féminin est recherché pour sa virginité et pour sa beauté, comme nous allons le voir dans les paragraphes qui suivent :
Le viol nuptial marque le passage à la féminité
Selon les construits sociopolitiques du corps, de la féminité et de la masculinité, les êtres nés avec un vagin accèdent au statut social de femme par le mariage. Plus précisément, c’est l’acte sexuel durant la nuit de noces qui marque le passage à la féminité. Ce ne sont donc ni l’âge mûr, ni les accomplissements personnels, ni les réalisations professionnelles qui font qu’une bent (fille) devient mra (femme). Quels que soient leur âge et leur autonomie, les femmes célibataires sont considérées comme des mineures. Ça prend un homme, et plus exactement une défloration sanguinaire, pour que les êtres nés avec un vagin accèdent au statut social de femme. La société marocaine vit de profondes transformations. Les comportements transgressifs sont, de ce fait, de plus en plus fréquents. Toutefois, selon les construits sociopolitiques, le passage à la féminité est célébré dans une atmosphère de joie et de festivités collectives pendant qu’il est vécu dans la violence extrême par les femmes. Celles-ci doivent saigner, et leur sang doit être publiquement exhibé.
Si tout un rituel collectif entoure la nuit de noces, c’est parce que le sang de la défloration symbolise l’acte sacrificiel par lequel les personnes nées avec un vagin ont effectivement renoncé à elles-mêmes pour devenir un sexe pour l’autre et un corps pour l’autre. Autrement dit, on est en présence d’un rituel de sacrifice des vierges. Comme tous les sacrifices de vierges, ce rituel signifie que celles-ci ont renoncé de façon absolue à elles-mêmes pour se mettre inconditionnellement à la disposition des exigences de la collectivité, incarnée ici par les construits sociopolitiques de la féminité et de la masculinité dans le cadre de l’institution du mariage.
De surcroît, pour qu’il y ait des vierges à sacrifier, les construits sociopolitiques exigent que les êtres nés avec un sexe féminin sauvegardent leur virginité jusqu’au jour de leur mariage. Ainsi, la virginité féminine est érigée en norme sociopolitique incontournable. Toute violation de cette règle est hautement sanctionnée. La présumée coupable ainsi que les membres de sa famille se voient condamnés indéfiniment à l’humiliation sociale. Ceci explique que d’un côté, certaines familles s’arment de plusieurs certificats médicaux de virginité pour affronter un éventuel gendre de mauvaise foi. D’un autre côté, les êtres nés avec un vagin intériorisent la nécessité de respecter, ou du moins de faire semblant d’avoir respecté, cette règle sociopolitique de base. Entre autres, une enquête menée par Kadri et al. indique que 98,8 % des femmes estiment que cette règle doit être respectée.
D’ailleurs, même dans le monde occidental, où la dynamique des construits sociopolitiques du corps, de la féminité et de la masculinité est éclatée, l’idéal de la virginité féminine subsiste encore dans l’imaginaire collectif inconscient. Dans sa chanson Like a Virgin (Comme une vierge), Madonna glorifie la virginité, l’innocence et le manque d’expérience sexuelle au féminin. Encore une fois, l’on s’imagine mal un chanteur au masculin seriner : « Comme un puceau, je t’ai aimé, comme un puceau… »
Quoi qu’il en soit, les impératifs de la virginité et du saignement lors de la nuit de noces sont intériorisés de part et d’autre. Pourtant, le corps médical réitère que virginité et saignement ne vont pas forcément de pair. Entre autres, il y a des hymens qui sont trop élastiques pour saigner, et il y en a d’autres qui s’autodéchirent suite à des exercices sportifs ordinaires. De plus, de nombreuses études montrent que, tout comme il y a la comédie de l’orgasme, il y a la comédie de la virginité. En effet, la sexualité préconjugale féminine se pratique sous différentes formes, dont le sexe anal, le sexe oral et des jeux sexuels sans pénétration, et même avec pénétration. Mais pour sauver les apparences, avec ou sans l’aide de leur famille, certaines femmes ont recours à l’hyménoplastie pour réparer l’hymen; ou encore, ces femmes utilisent des subterfuges pour produire le saignement tant escompté, moyennant par exemple l’introduction d’une pochette de sang dans le vagin.
Mais peu importe que les chercheurs et le corps médical parlent ou se taisent. La science parle à la raison pendant que les rituels rassurent la psyché sur le fonctionnement de l’ordre des choses. Il faut que le sang coule, parce que c’est avec ce sang que le contrat de mariage s’écrit entre femmes et hommes. C’est avec son sang que la mariée promet de mettre son corps à la disposition de son époux pour le meilleur et pour le pire, et pour toujours. Inversement, c’est en faisant couler ce sang que le marié inaugure sa prise de possession du corps de sa femme. Mises à part les conduites transgressives, certes de plus en plus nombreuses, le viol subi par les femmes durant la nuit de noces, et admis par tous, annonce la place qu’occupera le sexe imposé dans leur vie conjugale. À cet égard, le contrat matrimonial est clair. Que les femmes s’accommodent donc à vivre ce sexe imposé avec indifférence. Ou encore, qu’elles le subissent avec une amertume impuissante. C’est au choix, du moment qu’elles jouent leur rôle de femmes. C’est-à-dire qu’elles subordonnent leur sexualité et leur corps aux désirs et besoins de leur conjoint. Ainsi, l’accès au statut de femme marque paradoxalement le moment où ces dernières perdent effectivement l’usage de leur propre corps. Selon les construits sociopolitiques de la féminité et de la masculinité, le féminin est celui dont le corps n’est pas le sien. Il est corps pour autrui. D’ailleurs, certains hommes n’hésiteront pas à réclamer avec virulence leur droit d’appropriation du corps féminin.
Dans ce contexte, la question du consentement des femmes ne se pose pas. Le féminin ne peut ni consentir, ni ne pas consentir d’ailleurs. Le masculin initie et le féminin suit. Et cette disponibilité, cette capacité d’épouser les désirs d’autrui et cette aptitude à en faire ses propres désirs sont perçues comme les qualités distinctives d’une féminité rare au Maroc – et ailleurs. Il va sans dire que la féminité qui offre un tel service est hautement érotisée.
Ceci explique que le viol ne se définit pas par le consentement ou l’absence de consentement des femmes. Il se définit plutôt par le cadre dans lequel l’acte sexuel s’exerce. Comme le sexe imposé fait partie intégrante de l’institution du mariage, le viol conjugal n’est pas reconnu de jure et de facto comme une agression contre les femmes. De surcroît, malgré l’évolution des textes de loi, le viol continue d’être considéré comme une atteinte à la propriété privée d’un homme, et non une atteinte à l’intégrité physique des victimes. En effet, le viol d’une femme vierge ainsi que celui d’une femme mariée sont punis plus sévèrement que les viols des autres femmes. Autrement dit, en violant une vierge ou une femme mariée, le violeur se serait approprié un corps féminin qui est considéré comme la propriété d’un autre homme, en l’occurrence l’époux de la femme mariée ou le père de la jeune vierge, en tout cas celui qui a pour responsabilité de la livrer « intacte » à son futur mari. Ceci explique qu’avant l’abrogation de l’article 475 du Code pénal suite au suicide d’Amina el-Filali, le violeur d’une vierge avait la possibilité d’épouser sa victime s’il ne voulait pas aller en prison. Celui-ci se serait approprié un corps qui n’est pas le sien. Or tout comme un mobilier ou une propriété privée s’acquiert selon des ententes sociales précises, l’appropriation des corps des femmes est strictement réglementée. Elle se fait dans le cadre de l’institution du mariage d’une part, et celui de la prostitution d’autre part.
En effet, la prostitution fait partie intégrante des mécanismes sociopolitiques de la production de la féminité et de la masculinité. Hélas, des enquêtes quantitatives d’envergure manquent sur le sujet. Toutefois, à en croire les romans, autofictions et autobiographies, un pourcentage significatif d’hommes ont eu leur premier rapport sexuel avec une prostituée et ce, à un âge très jeune. Autrement dit, la prostitution prépare les garçons à devenir des hommes. En achetant du sexe, ils s’approprient un corps féminin et en tirent jouissance. Forts de leur droit de consommateurs, ils exercent le sexe, solo, en tant que propriétaires – et non en tant que partenaires, par exemple. L’appropriation est momentanée. La transaction s’achève. Mais la mentalité d’appropriation demeure.
Ceci explique que les frontières entre conjugalité et prostitution peuvent être parfois floues. D’un côté, la relation entre certains époux se distingue à peine de la prostitution même si le double échange sexuel et économique entre les partenaires a lieu dans un cadre matrimonial drapé de respectabilité. D’un autre côté, des relations tarifées entre femmes et hommes ont lieu dans le cadre de relations ambivalentes. Ces relations ne relèvent pas tout à fait de la prostitution. En plus de durer, elles abritent de réels échanges affectifs entre les partenaires. Toutefois, elles impliquent des dons pécuniaires au masculin contre des services sexuels rendus au féminin. Au final, l’analyse révèle que ces échanges pécuniaires s’inscrivent dans le prolongement de la conjugalité. Or, la confusion entre conjugalité et prostitution provient du fait que dans l’imaginaire sociopolitique, les personnes nées avec un vagin accèdent au statut de femme lorsqu’elles peuvent prouver, par l’épreuve du viol nuptial, leur aptitude à subordonner leur sexualité et leur corps aux désirs et besoins de l’autre – un peu comme le font les prostituées.
Le conjoint possède l’usufruit du corps de l’épouse
Une fois l’épreuve du viol nuptial passée, le conjoint prend possession du corps de son épouse. De ce fait, non seulement ce corps est considéré comme sa propriété privée, mais les fruits de ce corps lui appartiennent également désormais … »
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