Résumé : La mondialisation qui déferle sur notre humanité broie des existences, des cultures et des écosystèmes. Ce récit relate l’impact de cette logique sur les populations locales, du colonialisme au néo-colonialisme, du néo-colonialisme au libéralisme, et du libéralisme au néo-libéralisme.
Les rumeurs se confirmaient. Des troupes avançaient aux rouages sonores de United & Company; et à chacune de leurs haltes, elles laissaient derrière elles un fourmillement de grues qui s’acharnaient contre la terre fertile. Des champignons aux lueurs métal et acide poussaient à perte de vue. Simultanément, des grillages s’élevaient de plus en plus haut. Au sommet des barbelés, le gestionnaire, imbu d’un pouvoir fatal, se mettait à chanter l’hymne international d’une faucheuse implacable. Seuls les plus agiles des plus agiles échapperaient à la course folle du village global. Puis, le financier montrait de son fat billet la coupe aigre qu’il destinait à tous les employés de l’Amer capital. Ainsi prévenues, les populations locales décidèrent de s’accrocher à leurs cultures vivrières.
Mais voilà qu’un beau matin, une troupe de soldats vient les arracher à leur sommeil. Amina, lève-toi, Mohammed, travaille ! Brandissant leurs armes, les soldats hurlent mort et trépas, pendant que leurs yeux se creusent d’un ravin empli d’ossements et de catacombes. Ici, gisent maintes belles âmes, femmes et hommes, éliminés pour un oui, pour un non ; pour un abus, pour un gain. Amina, lève-toi ! Mohammed, travaille ! La jambe lourde, les bras ballants, les travailleurs avancent d’un même pas vers un horizon de cheminées et d’épaisses fumées. Et leur œil hagard se perd dans les mornes grisailles de l’indifférence. Désormais, le champ de l’espoir a été déblayé ; et ses beaux fruits préalablement récoltés.
Depuis, un mur de verre sépare les frères. De l’autre côté, le labeur se vend et s’achète dans un emballage étiquetté United & Company. Affamés, les enfants convoitent les étalages exorbitants de l’abondance. Tout d’un coup, Laïla n’a rien ; et Yacine veut tout. À plusieurs, ils courent vers l’édifice de marbre. Et la belle enfance s’attroupe bredouille devant les portes closes. Au crissement de freins, ils se retournent vers une voiture décapotable reluisante. À la vue de la grasse clientèle, les vigiles dispersent les gamins en gonflant leur carrure déjà très menaçante. Apeurés, les enfants s’enfuient vers le terrain vague qui sert maintenant de décharge commerciale. Pour bercer leur cœur blessé, ils imitent l’abondance défendue en empilant ses déchets. Et dans ce jeu de la petite enfance, les innocents ne voient que la vilaine façade : ils se sentent privés de tout, alors qu’ils ont la flamme. Ils pointent du doigt les avions industrialisés qui sillonnent le tiers-azur de leur étendard publicitaire. Et ils restent cois devant cette trainée d’artifice et de fumée. Mais quand ils ouvrent la bouche, c’est pour admirer les stars et starlettes qui ont éclipsé de leurs vernis et paillettes l’éclat des aînés immortalisés par la seule parole.
Affolés, les adultes finissent par localiser les enfants en fugue. Au beau milieu du dépotoir, les mains dodues des enfants fouillent l’amas des ordures à la recherche du trésor perdu. Les parents leur tendent un coffret plein à ras bord de coquillages nacrés. Mais le regard brisé des petits ne se réjouit plus des jouets de l’amour passé. Les parents se disent que la réalité que l’adulte échoue à voir est souvent perçue par l’œil nu des enfants et des nouveaux-nés. Portant leur fragile progéniture dans les bras, les adultes avancent d’un pas résigné vers le monde du marché. Mais une première barrière arrête les vaincus. De l’autre côté, le caissier qui se délecte d’obéir aveuglément aux ordres supérieurs se rafraîchit en secouant un éventail de billets. Ce super respectable marché est un club privé d’égale opportunité; il ouvre ses portes même à la populace la plus démunie … du moment qu’elle montre le billet de la banque mondiale de l’Amer capital.
Humiliés, les aînés s’éloignent avec dignité, tandis que les jeunes combatifs, Ali et Zacharie, cheminent vers le no man’s land des coffres-forts et des lingots d’or. Impressionnés par l’éclat des pavés industrialisés, ils époussettent leur parure modeste, avant de se joindre à la longue queue qui languit devant un guichet d’immigration aux volets fermés. Demain matin, bien avant l’aube, il faudra revenir. Et Ali et Zakarie se réveillent au beau milieu de la nuit, sur un rêve confus de conquête et de reconnaissance humaine. À jeun, à pieds, ils traversent le chantier qui a éventré la terre. À la vue de ce cimetière aux épitaphes en métal rouillé, ils flairent le bourreau à l’odeur de victimes au bout de leur sang. Pris par un haut-le-cœur, ils s’arrêtent et se concertent. S’aventurent-ils, les mains nues, vers un abattoir inconnu ? Mais pressés d’en finir, ils se hâtent du pas avide d’un corps vide. Ils réussissent enfin à s’introduire dans la cellule des immigrés clandestins. Hypnotisés par les nuances grises de la pièce, ils s’endorment à leur insu. Des mois plus tard, la vitre du guichet s’entrouvre sur une voix suave. Votre dossier est accepté, à condition que vous mettiez votre musculature aux services des mines et des usines, des chantiers et des pénitenciers.
Sur ce, la représentante publique de United & Company leur offre un cocktail de bienvenue. Gin, vodka, whisky et bières, toute une panoplie d’oubli, d’oubli … Mais à la première sirène, «levez-vous, hâtez-vous, courez, rampez, à la mine, à l’usine, au chantier, au pénitencier. Travaillez, trimez, suez, crevez … Promis, dans quelques heures, vous aurez le beau billet pour l’alcool et la compagnie.» Gin, vodka, whisky et bières, toute une panoplie d’oubli, d’oubli … Prisonniers de leurs fantasmes, Ali et Zacharie tournent dans un même spasme. Et la face d’une Éve à la fois froide et passionnée s’efface dans le délire inquiétant d’un corps amorphe. Une musique ardente résonne dans des tripes offertes, sans être rougeoyantes par la pudeur des femmes. Accoudés à leur comptoir de glace, un crystal vide à la main, Ali et Zacharie connaissent l’abondante ivresse au rythme de ces fesses et de cette liqueur couleur de givre.
Depuis, ces hommes ont été portés disparus au village. Mona a perdu son époux, et Fatma son fils. C’est connu, les pauvres femmes ne se consolent plus. Et la petite Yamna tire le pan du cafetan de sa mère. Moi, je suis là. Mais la femme qui a perdu ses hommes n’est plus là. Berçant les longs voiles d’un linceul sans cadavre, Mona geint, et Fatma se lamente. Et Yamna, l’orpheline, brise la tirelire de son enfance. Offrant ses longs cils mouillés à sa mère, elle espère récupérer ce seul regard qui lui donnait parfois naissance. Mais jours et nuits, les mères et les épouses abandonnées poursuivent les cortèges mortuaires, feignant de pleurer des défunts anonymes. Maintenant, à leur tour, les fillettes hantent les cimetières abandonnés. Car sans mère, elles ne ressentent plus la flamme de la vie.
Et les représentants de United & Company se penchent au dessus de leur tour de verre et de métal. «Messieurs, dames, bienvenue à bord de United & Company ; le menu des jours à venir sera la soupe populaire pour tous ; un affreux bouillon au poulet vermicelles. Bien entendu, c’est gratis … question de principe : ici, on refuse votre centime de misère.» Amina et Mohammed ne sont pas seuls dans cette galère. Dans la fosse commune où ils agonisent, gisent de nombreux laissés-pour-compte : les aveugles, les handicapés et les malades mentaux, les fous et les femmes, les mères célibataires et les enfants de la rue, les clochards et les errants, les adolescents et les vieillards, les artistes et les protestataires, les ratés et les personnes de couleur. C’est que … c’est toute la terre qui devient un petit village, assujetti aux diktats insatiables de l’Amer capital.
(Ce texte a été publié dans la revue Relations, juin 2007, no. 717, pp. 33-34, Montréal, Canada : Relations-06-2007).