Khadija Rhamiri est l’une des figures clés du féminisme et du syndicalisme du Maroc actuel. En fait, celle-ci a réussi au fil des décennies à changer en profondeur les mentalités et structures masculines du monde syndical. Pourtant, cette dernière a commencé ce travail de longue haleine de façon tout à fait spontanée. Après des études à l’Institut national des statistiques et d’économie appliquée, elle a été embauchée comme ingénieure informaticienne à la Conservation foncière du cadastre et de la cartographie en 1986. À peine elle-t-elle intègre le milieu du travail qu’elle remarque que les postes de pouvoir, tels que directeur, directeur adjoint, chef de service et chef d’équipe, sont tous occupés par des hommes. Elle remarque également les traitements avilissants récurrents de la part de ces derniers à l’égard des employés. Interpellée, elle se joint à l’Union marocaine du travail (UMT), un syndicat indépendant.
Une fois membre de l’UMT, Khadija Rhamiri note derechef que le monde syndical est également un monde d’hommes. Lors des assemblées générales des usines de textile, bien que les femmes y occupent les emplois, les membres du bureau syndical sont tous des hommes qui de surcroît, ne se gênent pas pour leur dicter du haut de leur tribune leurs droits, sans que celles-ci aient droit de parole. Rhamiri décide alors de créer un Comité de femmes au sein de l’UMT, forum où les ouvrières peuvent exprimer leurs besoins spécifiques, tout en recevant des formations appropriées par des syndicalistes femmes. Secondée par d’autres militantes, Rhamiri fonde son comité en 1987.
Dès lors, les membres du comité ont lutté en premier lieu au sein du syndicat pour que les syndicalistes femmes puissent faire partie du bureau syndical et des autres instances décisionnelles de l’UMT, au même titre que les hommes. Si certains syndicalistes masculins voient d’un mauvais œil ces femmes qui veulent usurper les sièges des hommes, la majorité finit par acquiescer à l’argumentaire de nos militantes : un bureau syndical composé uniquement d’hommes rebute l’adhésion au syndicat des ouvrières issues de famille conservatrice, parce que rares sont les pères, frères et conjoints qui acceptent que leur fille, sœur ou épouse fréquente des milieux exclusivement masculins. Une fois admises au bureau syndical, les militantes se sont livrées à un véritable travail de fonds pour que le syndicat soit accessible également aux travailleuses. Aussi, au fil des ans, elles ont réussi à avoir un impact irréversible sur les structures de l’UMT. De nos jours, les réunions tiennent compte des obligations familiales des femmes ainsi que des plages horaires sécuritaires pour les femmes dans la rue. De même, ces réunions se tiennent dans les locaux du syndicat, et rarement dans les cafés, lieux boudés par les femmes issues de famille conservatrice.
Si les syndicalistes masculins se familiarisent au jour le jour avec les besoins spécifiques des travailleuses, de leur côté, les syndicalistes féminines, dont Khadija Rhamiri, se familiarisent avec le code du travail et les conventions du Bureau international du travail. De plus, en accompagnant leurs confrères dans leurs déplacements, elles apprennent à négocier avec les patrons des usines, les inspecteurs du travail et les membres de la Délégation du travail, tout comme elles apprennent à organiser les grèves, les sit-in et autres formes de contestation collective.
À l’apogée de sa formation de syndicaliste, Khadija Rhamiri remarque que le secteur agricole, un autre secteur à prépondérance féminine, échappe encore aux protections – quoique minimales – du code du travail. Aussi, tout en continuant à travailler au sein du Comité des femmes de l’UMT, elle participe à la fondation de la Fédération nationale du secteur agricole (FNSA) en 1991, puis elle fonde l’Organisation des femmes du secteur agricole au sein du FNSA en 1995. Désormais, Rhamiri et son équipe vont dans les usines et dans les champs, pour rencontrer les travailleuses du secteur du textile et du secteur agricole. Nos militantes offrent alors à ces dernières des cours d’alphabétisation et des séminaires portant sur leurs droits en tant qu’ouvrières, la portée des activités syndicales, le code du travail et les conventions internationales relatives à la protection des travailleurs et travailleuses. Enfin, elles les encouragent à faire partie du bureau syndical, pour qu’elles puissent exprimer elles-mêmes leurs propres besoins.
Si le syndicalisme se propage de plus en plus au sein des ouvrières, sa propagation se heurte toutefois à de sérieux obstacles. Certains sont communs à tous les travailleurs et travailleuses. Rappelons à ce propos qu’en protégeant le droit de travailler, l’article 288 du code pénal consacre en fait l’arrestation des grévistes et des syndicalistes. Dix ouvrières de la société de confection portugaise Dovtex à Casablanca par exemple ont fait les frais de cet article en 2006. Or, la criminalisation des activités syndicales décourage tout bonnement ces activités. En revanche, d’autres obstacles sont spécifiques aux travailleuses. En fait, la situation des femmes au travail est rarement dissociable de leur situation dans la société en général. Le cas des travailleuses qui décident de déclencher une grève en est une illustration. En effet, au lieu de négocier avec ces grévistes d’adulte à adulte, le patron de l’usine contacte leur père, frère ou conjoint, en leur promettant d’augmenter le salaire de ces dernières, si elles acceptent de retourner au travail et de renoncer à leurs activités syndicales. Dans la majorité des cas, la démarche patronale s’avère efficace : la malheureuse qui s’entête à poursuivre ses activités syndicales se voit corriger à coups de poing. Alertées, Rhamiri et son équipe ont pris l’initiative de rendre visite aux membres des familles des ouvrières syndicalisées. Ce faisant, elles leur expliquent la portée des activités syndicales de leur fille, sœur ou conjointe, et les invitent à visiter les locaux du syndicat, pour qu’ils voient d’eux-mêmes qu’il s’agit d’un lieu respectable.
En reconnaissance de son dévouement syndical, Khadija Rhamiri est élue membre du comité administratif national de l’UMT et membre du comité national des femmes travailleuses en 1995, secrétaire générale de l’Union régionale de l’UMT à Rabat en 2001 et membre du secrétariat national de l’UMT en décembre 2010. Par ailleurs, elle est élue à la Chambre des conseillers au parlement en 2003. Elle devient alors la première femme à représenter les travailleurs et travailleuses au parlement du Maroc. Il faut dire que les accomplissements de cette dernière sont nombreux. Entre autres, elle a contribué à l’instauration d’un quota d’au moins 30% de femmes dans les instances décisionnelles de l’UMT – avec le but d’évoluer progressivement vers la parité entre les sexes. Conséquemment, les préoccupations de ce syndicat se sont étendues à des problématiques nouvelles, telles que le harcèlement sexuel et la parité salariale. De façon analogue, Rhamiri a œuvré pour que les travailleuses puissent bénéficier de quatorze semaines de congé de maternité, et retrouver leur emploi, une fois ce congé achevé.
Malgré ces gains, Rhamiri déplore que les droits des travailleurs et des travailleuses continuent d’être bafoués. Mentionnons que le gouvernement marocain n’a toujours pas ratifié la Convention no. 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical de l’Organisation internationale du travail. De plus, l’article 288 du code pénal, mentionné précédemment, criminalise indirectement toute activité syndicale. Or, dans le contexte de ralentissement économique actuel et de dégradation du pouvoir d’achat des travailleurs et travailleuses, toute expression de contestation ouvrière entraîne soit des fermetures illégales d’usine, des licenciements ou des arrestations et des poursuites pénales des grévistes. Étant donné ce déséquilibre de pouvoir, Rhamiri estime que les problèmes que vivent les travailleurs et travailleuses ne peuvent être résolus uniquement par le biais des syndicats. Désormais, les syndicalistes ont formé des alliances avec d’autres associations nationales et internationales, telles que l’Association marocaine des droits humains et la Confédération internationale des syndicats libres.
Sources :
Je remercie Mme Khadija Rhamiri pour la longue entrevue qu’elle m’a accordée. Pour de plus amples informations, contacter rhamirikhadija@yahoo.fr