Si Hakima Chaoui a une longue carrière d’un militantisme pluriel, elle a cependant été connue du grand public d’abord comme une poétesse. En effet, quand celle-ci a lu sur les ondes de la radio nationale son poème, «Anti (Vous au féminin)», un groupe d’Islamistes l’a condamnée à mort en 2001. Comme l’événement en général, et le poème en particulier ont suscité d’intenses débats que la presse et les médias nationaux ont canalisés, Chaoui a depuis été reconnue comme l’une des grandes poétesses de la décennie. Pourtant, comme l’explique cette dernière, le poème n’a été qu’un outil que les Islamistes ont instrumentalisé, dans le but précis de l’éliminer de la sphère politique.
Pour comprendre les raisons pour lesquelles les activités politiques de la poétesse dérangent, rappelons préalablement les circonstances de sa condamnation à mort. Le 8 mars 2001, Hakima Chaoui est invitée sur les ondes de la radio nationale, pour célébrer la journée internationale de la femme. En prenant pour exemple le dicton populaire qui soutient que «la femme est une côte tordue», celle-ci décide d’attirer l’attention des auditeurs, par le biais de son célèbre poème, sur les images dégradantes des femmes que la langue courante contribue à véhiculer :
«(…) Maudit, Madame
Celui qui dit,
Vous avez été créée d’une côte tordue.
Maudit, Madame
Celui qui vous désigne
Silence est le signe du consentement.
Maudit, depuis la genèse
Celui qui vous considère nue
De votre voix, jusqu’à vos orteils.
Maudit,
Qui a enterré vos paroles.
Maudit,
Qui a noué vos cheveux
Dans une tresse historique
Comme un hommage à la mort.
Maudit, qui a enchaîné vos mains
Avec des bracelets
Et qui a construit vos prisons abyssales.
Maudit, qui vous a interdit de désirer
Et qui n’a pas appris à vous désirer.
˜ ˜ ˜
Vous êtes inébranlable, Madame
Dans ce présent qui s’embrase,
Pour brûler les livres du passé
Et pour écrire votre histoire oubliée.
Maudit, celui qui trahit votre sexe
Quand vous êtes le maillon de l’humanité
De la lune,
Et du soleil.»[1]
Le lendemain de la récitation du poème, Hakima Chaoui se retrouve sur la liste noire des Islamistes. Accusée d’avoir proféré des paroles blasphématoires envers le prophète, elle a été excommuniée par le journal intégriste Attajdid. De plus, elle a été condamnée à mort par les leaders de certains prêches. Croyant de prime abord qu’il s’agit d’un simple malentendu, cette militante lance aux théologiens un appel au dialogue. Certes, quelques uns ont répondu à l’appel, attestant que les textes sacrés n’ont jamais affirmé qu’Ève a été créée à partir d’une côte d’Adam. Concrètement, cela signifie qu’ils l’ont innocentée : celle-ci ne remet pas en question un quelconque principe religieux ; plutôt, elle s’attaque aux traditions qui pérennisent un ensemble d’images dégradantes à l’égard des femmes. Toutefois, l’initiative de ces théologiens n’a pas abouti au résultat escompté. Au contraire, non seulement Chaoui continue de recevoir des menaces de mort, mais en plus, ces menaces ont été étendues à toute personne qui soutiendrait directement ou indirectement la militante. C’est là que Chaoui a fait progressivement le lien entre ses activités politiques et les campagnes d’harcèlement terrorisantes dont elle est victime. En fait, elle s’est rendu compte que l’intensité de ces campagnes varie en fonction d’événements politiques précis, tels que conférences de presse, conférences de conscientisation et élections parlementaires.
Il faut dire que notre infatigable militante est active sur plusieurs fronts à la fois : elle est membre de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), elle est membre exécutif du secrétariat national du parti d’Avant-garde démocratique et socialiste (PADS), elle est membre actif du syndicat la Confédération démocratique du travail, elle est membre du mouvement des droits des femmes et elle est poétesse. Autrement dit, comme elle a une résonnance croissante auprès du public, elle menace les intérêts et privilèges de plusieurs membres de la classe politique du Maroc actuel.
Pour cerner la menace que Hakima Chaoui représente pour ses opposants, rappelons le cheminement politique multiple de cette dernière. Chaoui est née en 1958, au sein d’une famille de classe moyenne de Meknès. Celle-ci fait remonter sa première prise de conscience politique à 1975, quand son père, visiblement trop affligé, annonce à la famille l’assassinat du grand leader Omar ben Jelloun. La nouvelle fait sombrer alors la jeune Chaoui dans la consternation totale : pourquoi un crime aussi hideux ? Le temps aidant, elle finit par trouver réponse à sa question. Omar ben Jelloun a été à la fois porteur d’idées révolutionnaires et acteur de changements politiques de son temps. En tant que président de l’Union socialiste des forces populaires et rédacteur en chef du quotidien al-Muharir (le Libérateur), il œuvrait pour l’avènement d’une société équitable au Maroc. Dès lors, Chaoui promet que si à l’instigation des élites de l’État, Chabiba al-Islamiya a réussi à assassiner ben Jelloun, ce groupe islamiste ne réussira pas pour autant à éliminer ses idéaux.
Aussi, dès 1980, Hakima Chaoui fait son entrée sur la scène politique, en devenant membre fondateur d’un syndicat, d’un parti politique, d’une organisation des droits des femmes et d’une association des droits humains, à un niveau local. D’ailleurs, ce militantisme pluriel a largement contribué à faire de Chaoui la voix politique originale qu’elle est devenue, et ce, à plusieurs niveaux. D’abord, comme elle est la témoin quotidien d’injustices sociales douloureuses, elle trouve un exutoire dans l’écriture. Depuis, sa poésie aura la spécificité d’être une poésie engagée, comme en témoignent les vers suivants :
«(…) On raconte avec souffrance
L’histoire d’un camarade
Qui aimait le pays
Mais qui s’est éteint.
Dès lors, il est revenu dans un linceul
Qui porte ses restes
Et quelque chose qui s’appelle «espoir».
L’humiliation qui s’est étatisée
Lui a réservé
Une histoire sanguinaire
À la fois limitée et à perpétuité
Dans Aghbila et Derb Chérif[2]
Dans le secret, et en plein public (…)»[3]
Ensuite, durant ses trente ans de militantisme, Chaoui a eu largement le temps de mûrir sa réflexion sur le couple controversé «femme et politique». Entre autres, elle note que les femmes représentent encore une minorité au sein des formations politiques. Or, pour que ces dernières réalisent des gains de droits, elles doivent coûte que coûte investir la sphère politique, y compris ses organes décisionnels. À cet égard, Chaoui se montre critique des formations politiques. Ces organisations ont la fâcheuse tendance d’orienter leurs membres exécutifs féminins vers la Commission des femmes, sous prétexte que ces dernières connaissent mieux les besoins spécifiques de leur sexe. Pourtant, une telle politique a pour effet d’une part de marginaliser la problématique des femmes dans les discours et pratiques politiques, et d’autre part d’éloigner les membres exécutifs féminins des autres dossiers politiques, ce qui revient tout bonnement à écarter ces femmes des postes de responsabilités politiques. Aussi, Chaoui plaide pour que les formations politiques, y compris le mouvement des femmes, inscrivent leurs activités féministes dans les problématiques plus larges de démocratie et de progrès socio-économique.
Enfin, pour que ces plaidoiries ne restent pas lettre morte, Hakima Chaoui entreprend une vaste campagne de conscientisation, en offrant des ateliers et des conférences, ciblant entre autres les quartiers populaires de plusieurs villes du royaume, c’est-à-dire le terrain privilégié des formations islamistes. Et c’est là qu’elle attise à son insu le courroux de certains Islamistes. Lors de ces conférences, ces derniers lui ont répétitivement reproché la prééminence qu’elle accorde aux conventions internationales relatives à la protection des droits humains des femmes sur les textes sacrés. Puis, vint la condamnation à mort.
Maintenant avec du recul, Hakima Chaoui reconnaît que cet épisode a été éprouvant. Toutefois, il l’a aidée à voir clairement que seul un changement de mentalités pourrait être libérateur pour les femmes … le reste, tout le reste effleure à peine la surface d’un problème millénaire. Conséquemment, en 2003, notre femme d’action fonde et dirige le Centre d’éducation des droits humains des femmes à Rabat. Depuis, malgré ses nombreuses responsabilités politiques, Chaoui donne des ateliers et des conférences de conscientisation dans les institutions éducatives, parce qu’explique-t-elle, le changement des mentalités, c’est auprès de la nouvelle génération qu’il faut l’introduire ; de même, l’espoir, c’est du côté des jeunes qu’il faut le chercher.
Sources :
Je remercie Mme Hakima Chaoui pour la longue entrevue qu’elle m’a accordée. Pour de plus amples informations, contacter poesie_hakima@hotmail.fr